699
Intérêt du lecteur
696
Narratologie
700
tension narrative
|
L'intérêt du lecteur Gros plan sur Approfondir Une bonne intrigue suscite intérêt et curiosité...
Intérêts cognitif, qualitatif et pragmatique Une bonne intrigue suscite intérêt et curiosité. W. C. Booth (1983, p. 125-136) parle de trois catégories principales d’intérêt : « (1) Celui d’ordre intellectuel ou cognitif : nous avons, ou nous pouvons avoir, une vive curiosité intellectuelle à propos des “faits”, de la véritable interprétation, des vraies raisons, des vraies origines, des vrais motifs, ou de la vérité sur la vie elle-même. (2) Celui d’ordre qualitatif : nous avons, ou nous pouvons avoir, un vif désir de voir s’achever un schéma ou une forme littéraire, ou bien d’assister au développement plus poussé de qualités littéraires. Nous pourrions appeler cette catégorie “esthétique”, si cela ne suggérait pas qu’une telle forme littéraire a plus de valeur artistique qu’une forme basée sur d’autres intérêts. (3) Celui d’ordre pragmatique : nous avons, ou nous pouvons avoir, un vif désir du succès ou de l’échec de ceux que nous aimons ou haïssons, admirons ou détestons ; ou bien nous pouvons être entraînés à espérer ou à craindre un changement dans la nature d’un personnage. Nous pourrions appeler cette catégorie “humaine”, si cela n’impliquait pas que les catégories 1 et 2 seraient moins humaines. » La première catégorie est en quelque sorte orientée vers le Vrai, la seconde vers le Beau, et la troisième vers le Bon, pour reprendre les trois Idées de Platon. La première correspond aux intérêts « historiographiques et idéologiques » de Sternberg (1987, p. 41-42) et la deuxième à son intérêt « esthétique ». La troisième, dite pragmatique (de praxis, « action »), joue sur l’empathie du lecteur, ses valeurs, son engagement éthique. Il existe une certaine similitude entre ces trois catégories et les trois types d’intrigue définis plus haut : le changement de connaissance va avec l’intérêt d’ordre cognitif, l’évolution d’un personnage avec l’intérêt d’ordre pragmatique ; mais il n’existe qu’une faible analogie entre le changement de situation et l’intérêt d’ordre qualitatif. Finalement, selon W. C. Booth, les bons romans et les bons ouvrages associent les différentes catégories d’intérêt, ou alors les intérêts opposés et conflictuels éclatent. Les deux cas sont présents dans la Bible. De tels cas illustrent le fait qu’« il y a un plaisir à apprendre la simple vérité, et il y a un plaisir à apprendre que la vérité n’est pas simple » (W. C. Booth, 1983, p. 136). Le récit joue ainsi d’un certain nombre de ressorts (lacunes, ellipses, retardements, ambiguïtés, disparité des niveaux de connaissance) pour créer des effets de suspense, de curiosité ou de surprise. Le suspense naît du décalage entre ce que le lecteur connaît déjà et ce qui doit advenir. Dans le cycle d’Abraham, la promesse initiale d’une descendance (Gn 12,1-3) sur fond de stérilité (Gn 11,30) noue une tension qui subit bien des aléas avant le renouvellement et la confirmation de la promesse en Gn 22,15-18. Autre exemple : à partir de Gn 42,7, nous savons que Joseph a reconnu ses frères et nous attendons que ceux-ci le reconnaissent à leur tour. Ou encore, en 1 S 17, qui va répondre au défi de Goliath ? Nous pressentons que ce sera David (qui vient d’être oint en secret) mais de quelle manière ? La curiosité naît de la conscience d’un manque (objet, événement) dans le tissu de l’intrigue ou l’histoire des personnages. En 1 R 3,16-28, nous ignorons qui est la femme coupable de la mort de l’enfant et, comme Salomon, nous voulons savoir de qui il s’agit (intérêt d’ordre cognitif). Dans la surprise, le lecteur est désarçonné par ce qu’il apprend, soit au cours de l’action, soit lors de la résolution. En Gn 29,23-25, lorsque Laban donne comme épouse à Jacob sa fille Léa au lieu de Rachel, son action nous surprend autant que Jacob et éclaire le personnage différemment. En Gn 50,15, la peur des frères de Joseph alors que nous pensions la fraternité restaurée invite à relire l’histoire : quelque chose nous aurait-il échappé ? Le propos de Joseph en Gn 50,19-21 pourrait le confirmer : la théologie de l’événement – l’insertion des choix humains dans le dessein de Dieu – n’avait pas encore été tirée suffisamment au clair. En Nb 20,12, la sentence inattendue du Seigneur contre Moïse et Aaron nous oblige à reprendre le récit à nouveaux frais. Presque à chaque fois, les émotions générées au cours de la lecture sont reprises dans le dénouement qui permet une réflexion non seulement sur l’intrigue ou les personnages mais sur nous-mêmes et notre compréhension du réel. La participation active du lecteur est une partie essentielle de l’acte de lecture. Un texte est comme une partition musicale. La musique reste muette à moins que quelqu’un ne joue ou ne chante ce qui est écrit sur la partition. Un texte biblique reste muet à moins que le lecteur ne l’interprète (c’était un thème favori de L. Alonso Schökel). © Jean-Louis Ska, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 155 (mars 2011), "Nos pères nous ont raconté - Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament", p. 61-64.
|